Fukushima, le tremblement de l'histoire

 Fukushima s'annonce comme l'une  des catastrophes majeures de ce début de XXIe siècle et d'ores et déjà supplante Tchernobyl en lui offrant une étrange commémoration 25 ans après. Fukushima cependant n'est pas une simple réplique de Tchernobyl, elle est le produit d'un séisme naturel majeur, un tremblement de terre suivi d'un tsunami d'une ampleur inhabituelle qui a submergé et anéanti les systèmes de sécurité imparfaits d'une centrale nucléaire particulièrement exposée. Pourtant la catastrophe de Fukushima n'est pas encore arrivée, l'explosion du 11 mars n'est que le début d'un processus dont nul ne sait quand il s'interrompra, ni quelle forme il prendra. Après les terres et les eaux, ce sont les aliments qui sont contaminés et chaque jour apporte des éléments nouveaux. Les scientifiques pourtant prévoient depuis longtemps un cataclysme supérieur encore à celui qui a dévasté la région, il est à venir.
Le nuage nucléaire a déjà fait le tour du monde, il ne s'est pas arrêté cette fois-ci sur les frontières du Rhin, mais les médias ont cessé de s'intéresser à Fukushima: tout se passe aujourd'hui comme si la catastrophe était désormais reléguée au Japon, à son lieu de confinement, catastrophe régionale en quelque sorte.
Fukushima ce n'est pas seulement la terre qui a tremblé, c'est aussi l'histoire. Fukushima est en passe de déclasser Auschwitz, Hiroshima et Tchernobyl au terrible palmarès des événements-monstres signifiant le mal absolu. Fukushima  n'écrit pas une nouvelle page de l'histoire, elle en réécrit le sens, la temporalité, l'événementialité. Après et avec Tchernobyl, Fukushima fonde un nouveau régime d'historicité dans lequel le passé n'est pas encore arrivé, le présent est à venir, le futur est déjà écrit. Tout se passe comme si notre champ d'expérience était devant nous inopérant, inerte, pour structurer un horizon d'attente déjà saturé de ce que l'on sait et que l'on ne veut pas reconnaître.

Du catastrophisme, des prophètes et des sceptiques
Le pire, à venir, n'a pas encore de nom, ce qui est advenu est déjà silencieux, occulté, dénié, n'a pas encore été complètement désigné ni nommé. La catastrophe s'inscrit à nouveau sous le signe de l'Apocalypse mais celle-ci quoiqu'on en dise est ici désacralisée, laïcisée, humanisée. La fin n'est plus celle du monde mais celle de l'humanité,  elle n'est plus le signe de la vengeance des Dieux ou la rançon de la folie meurtrière des hommes, elle est désormais civilisée. Dans le désordre atomique, Fukushima et Tchernobyl supplantent désormais Hiroshima et Nagasaki. La menace nucléaire n'est provisoirement plus militaire, mais civile. En se civilisant,  la catastrophe a changé de statut: elle n'est plus naturelle, mais humaine, précisément parce qu'elle est devenue consubstantielle du «processus de (dé)civilisation» dans lequel nous sommes engagés. Serions-nous devenus la «première génération des derniers hommes» (Günther Anders)? Serons-nous capables vraiment d'empêcher la «fin des temps et la rémission du temps de la fin»? Sommes-nous condamnés à n'entendre que les lourds requiem de dérisoires « apocalypticiens prophylactiques» (G. Anders), ou les pathétiques prônes d'illusoires prophètes de la rédemption ?  Quel «bon usage des catastrophes» peut désormais se proposer à nous qui savons trop ce que nous ne voulons pas reconnaître et dont nous voulons si peu apprendre. Suspendus par l'horreur et la terreur de l'explosion atomiques, que pouvons-nous savoir avant d'apprendre des catastrophes? De quel savoir d'ailleurs relèvent les catastrophes? Quel savoir rationnel, cohérent, réflexif est-il encore possible d'élaborer? Avons-nous d'autre paradigme que celui de «l'apocalypse nue sans royaume» (G. Anders) ou celui de la dénégation technophobe pour tenter de penser ce qui est impensable?
La question est usée, mais au cours d'un siècle crépusculaire, asservi désormais à la technique et à l'économie, elle prend une signification nouvelle que lui impose la transformation des rapports inédits entre l'homme, la nature et la technique vassalisés par des impératifs de puissance aussi économiques que militaires.
 Tchernobyl, Fukushima, et tant d'autres déjà: en 1957, complexe nucléaire Mayak aux environs de Tcheliabinsk ; Grande Bretagne, sur le site de Windscale Pile I, près de Seascale ; 1979, la centrale de Three Mile Islands en Pensylvanie. La plupart des pays y compris la France n'ont pas été épargnés par des «accidents nucléaires» plus ou moins graves. La multiplication des «expériences» réelles n'a pourtant nullement infléchi les statistiques théoriques et abstraites des risques. La raison se heurte à la fois à l'(ir)rationalité religieuse et à la mystique économique et technocratique, sommes-nous condamnés à la dévotion?
Raison et faire sont en conflit L'impératif de savoir percute une autre contradiction qui disjoint le savoir prédire et le pouvoir faire: «le savoir prévisionnel reste en deçà du savoir technique qui donne son pouvoir à notre agir» (Hans Jonas). Or dans notre impuissance de savoir, il n'y a pas simplement l'incertitude du risque, il y a notre impuissance à gérer techniquement, mais aussi économiquement, socialement et surtout humainement, ce qui est advenu. Il y a encore notre incapacité à organiser ce qui adviendra et que nous ne connaissons pas mais que nous avons déjà agi. Nous sommes pris dans un étrange paradoxe que la théorie de la précaution ne peut pas résoudre: nous ne croyons pas ce que nous savons, nous ne savons pas ce que nous ne pouvons pas savoir, nous ne savons pas encore, simplement, ce «qui s'est réellement passé».

Une autre histoire
Tchernobyl et Fukushima introduisent un nouveau rapport au déterminisme et à la prévisibilité, bouleversent le rapport à l'histoire et font éclater l'univers de nos représentations. Auschwitz avait symbolisé le «mal absolu», unique et irréductible, incomparable, mais la monstruosité de l'événement n'a pas empêché sa réitération. Fukushima sera-t-elle la répétition «désinvolte, irréfléchie et immotivée» (G. Anders) de Tchernobyl comme le fut Nagasaki de Hiroshima? Ce serait mésestimer le fait que ces catastrophes ont surpris également l'événement dans son unicité, sa singularité et sa temporalité même. Une catastrophe ne demeure pas unique, elle se répète, se duplique, s'enclenche dans d'indéfinies autres catastrophes; elle n'est pas un aléa, ni un accident, ni une contingence: elle est déjà là avant qu'elle n'arrive, elle n'est pas exogène, mais endogène au système technique qui l'a rendue possible et probable. L'accident n'est pas un événement inopiné qui vient du dehors, il est endogène, inhérent à la technique qui la fait naître.
Pour autant, la réplique n'est pas une banalisation, moins encore une normalisation de l'«événement». En se répétant, la catastrophe ne banalise pas ni ne relativise; elle recrée de l'unique, de l'irréductible et de l'absolu en relevant le seuil de l'inacceptable, de l'impossible, de l'improbable. Elle reconfigure l'événement, inaccompli parce qu'inachevé, déjà arrivé et cependant toujours à venir, elle l'inscrit dans un quotidien durablement indéterminé et contaminé; elle lui confère un temps propre instantané, sans réelle durée chronologique, un temps stochastique, susceptible de voir ressurgir l'événement sous d'autres formes. En ce sens, Tchernobyl et Fukushima sont bien des «accidents du temps. (S. Alexievitch) configurant une histoire spectrale scandée par des événements toujours déjà survivants. Le philosophe Alain Brossat évoque le «temps rompu», coupure dans la modernité historique qui, à la fois lie, isole et prolonge les désastres irréductibles de l'«âge des extrêmes». S'il y a bien un avant et un après, il n'y a pas de temps de la post-catastrophe. A la différence des catastrophes naturelles et même du tsunami qui a anéanti la centrale japonaise, la catastrophe ne s'est pas produite à partir de quoi il est possible de reconstruire; elle continue à se déployer dans le présent, elle s'événementialise indéfiniment.
Le sens de l'historicité et la compréhension de l'histoire s'en trouvent altérés. Le passé ne peut plus être ce champ d'expériences à partir duquel nous construisions nos horizons d'attente. La chaîne historique de l'expérience humaine est cassée en deux. Le présent n'est plus un moment c'est l'instant, une séquence sans temporalité. Le futur est déjà du passé, et le passé un futur que l'on ne connaît pas. La flèche s'est inversée qui, depuis les Lumières, portait nos espérances et nos utopies, désormais négatives. Nos attentes sont durablement contaminées et notre avenir colonisé par les cancers, les mutations biologiques, les pathologies cardiaques et musculaires, l'effondrement de la fertilité, les mutations génétiques et neurologiques, les modifications hématologiques. Tant d'autres transformations, déjà observées et pourtant déniées. Si tragiques que soient ces perspectives, l'avenir qui se joue là n'est pas seulement technique, ou médical, la catastrophe ne se laisse pas «naturaliser», elle demeure humaine.
 Ici, pour les victimes et les futurs victimes, le temps désormais est celui de la «supplication», l'avenir réduit à la dénégation, à la résignation ou au désespoir. C'est une autre histoire humaine qui se survit, nouvelle condition humaine, posthistoire d'une (in)humanité qu'expérimentent dans les zones contaminées des millions de survivants. La vie humaine, animale ou végétale y est en sursis et en mutation. A Tchernobyl déjà, dans la zone interdite et sur le site, s'invente un nouvel état de nature: une technonature, forme mutante de nature humanisée/déshumanisée. Invisibles, impalpables, les radionucléides relookent  les paysages en «peau de léopard», réduisant les cartes géographiques à des fictions. La désertion de l'homme désorganise des écosystèmes trop humanisés: les troupeaux de chevaux hantent les steppes irradiées de Tchernobyl; les énormes troupeaux de vaches et les meutes de chiens errent parmi les décombres radioactifs du tsunami. Paradoxe encore, déjà vérifié à Tchernobyl: la catastrophe, c'est «un arbre qui pousse» – métaphore et réalité – et des villages intacts et abandonnés, des lieux de vie animés et désertés, qui sont progressivement réinvestis par une population saisie dans une contradiction insoluble entre le risque, la résignation et une légitime mais  illusoire aspiration à la «vie normale». Que sera cette nouvelle «(a)normalité»? Quelle vie biologique engendrera la contamination radioactive? quelle occupation de l'espace contaminé? Les systèmes de représentation de l'espace et du temps des «samosiols» qui sont revenus habiter les zones interdites, ont été profondément bouleversés. La radiation omniprésente, pourtant indécelable, invisible, inodore et insipide, contrarie toute représentation objective. Elle ne peut être que symbolisée ou signifiée.

Regarder le noir soleil. La crise des représentations
Fukushima comme Tchernobyl ne se laissent pas regarder directement, les premiers témoins n'ont pas survécu; leurs corps sont devenus des objets irradiés, ensevelis dans d'étranges sépultures bardées de plomb et recouvertes d'épaisses couches de béton. Ceux qui ont survécu sont des morts en sursis ou des corps en mutation. Difficilement perceptibles, les radionucléides sont des traces irradiantes que nous ne savons ni traiter ni archiver ;  les preuves de l'accident ont fusionné au cœur du réacteur enfoui dans un sarcophage pesant et fragile et sont désormais définitivement inaccessibles. Les liquidateurs, comme on les appelle, seront-ils les sonderkommando d'Auschwitz ? Fukushima et Tchernobyl seront-elles aussi des événements sans témoin et sans archive, sans histoire, objets d'une histoire déniée, négationniste?
Le déni, la censure, le secret ont été ici comme jadis et ailleurs le premier mouvement et les premières versions négationnistes d'une histoire encore non écrite.  Minimiser, occulter, taire, formatent les discours de l'impuissance officielle, trament une dérisoire narration de l'impensable survenu. «Tchernobyl est devenu une métaphore, un symbole » relevait S. Alexiévitch. « Il s'est produit un événement pour lequel nous n'avons ni système de représentation, ni analogies, ni expérience. Un événement auquel ne sont adaptés ni nos yeux, ni nos oreilles, ni même notre vocabulaire. (S. Alexiévitch, La supplication, p. 30 et 31)
Manquent les mots pour nommer, pas de nom commun pour désigner la catastrophe, pas d'héméronyme pour fixer une date, mais des toponymes pour polariser, concentrer, contenir et circonscrire un phénomène pourtant proliférant et mondialisé: Tchernobyl, Fukushima. Un registre lexical qui emprunte au sacré: le sarcophage qui n'enferme pas le corps radioactif qui le ronge. Des mots flous: la zone, indéfinissable, le nuage, invisible. D'autres mots terribles et dérisoires pour désigner les «liquidateurs», «prophètes kafkaiens» qui se sont engagés à hauts risques dans les premières interventions, véritables anti-héros de la post-histoire. A défaut de nommer l'événement, les acteurs et les victimes, de nommer les survivants, les déracinés in situ, les samosiols revenus squatter illégalement la zone interdite, on compte et on mesure: le nombre de morts, les conséquences économiques, le taux de sieverts, la dispersion de l'épidémie radioactive. Le chiffre et la mesure objectivent mais paradoxalement escamotent une réalité incommensurable. Comment compter et quoi compter? Les déjà morts, les morts en sursis, les morts à venir? Quand compter? Les chiffres échappent difficilement à la manipulation. Combien sont-ils, 30 000-40 000 morts, beaucoup plus, qui ne peuvent être nommés et qui sont ainsi autant de victimes d'un «crime éthique». Jusqu'à quand compter dès lors que les effets stochastiques des radionucléides, déjà observés à Tchernobyl, échappent à toute régularité statistique? Le chiffre et la mesure produisent une nouvelle fiction qui conjure le témoignage de l'insupportable douleur et souffrance humaine.
A la différence des destructions guerrières, les ruines ne seront pas reconstruites, les vestiges intacts mais contaminés sont ou seront progressivement détruits. A Tchernobyl, les noms des villages détruits sont effacés des cartes. Avec la disparition des traces, c'est aussi la mémoire ancienne des lieux et des habitants qui est gommée. Parce que Fukushima et Tchernobyl appartiennent encore au futur, l'élaboration d'une mémoire collective fixant l'événement et sa transmission demeure problématique, et paradoxale. Les témoignages poignants réunis par  S. Alexiévtich racontent une «chronique du futur», fragments bouleversants d'une mémoire de l'avenir, d'une mémoire du «futur intérieur» selon la belle expression de Bruno Boussagol.

Société technique, domination néo-libérale
Le développement considérable et très accéléré de la technique et de l'information sont une des dimensions majeures de notre postmodernité mais aussi une des dimensions de la crise des représentations. L'accélération du développement technique n'est plus adéquate à l'évolution des représentations. Les changements techniques qui affecte non seulement les manières de fabriquer mais aussi de communiquer défient la capacité des adaptations et des apprentissages humains à les comprendre et les contrôler. La technique notait déjà Heisenberg est devenue un processus biologique qui par sa nature se trouve soustrait au contrôle de l'homme. Le siècle des Lumières avait forgé la notion de progrès sur l'émancipation de l'homme et la désacralisation de la nature, inaugurant une ère nouvelle pour une humanité livrée à son destin et pour la nature par lui exploitée et soumise à son insatiable appétit mais pour son mieux-être.
N Les catastrophes modernes témoignent de nouvelles médiations entre l'homme et la nature que sont notamment la technique et l'information. La technique pourrait ouvrir une nouvelle étape de l'évolution darwinienne dans laquelle l'homme conserve, selon certains historiens des techniques (Lebeau), une place privilégiée mais aussi subordonnée et désormais menacée par un conflit global qui s'annonce entre l'évolution de la technique et la survie de l'humanité. L'incapacité de l'homme à surmonter techniquement la crise des effets écologiques de l'exploitation industrielle et de ses accidents inhérents semblent corroborer l'hypothèse.

Mais il ne faut s'y tromper, le monde nouveau qui s'élabore ne s'inscrira pas dans les aléas technologiques, car ni Fukushima ni Tchernobyl ne sont des catastrophes naturelles ou des accidents technologique. Ce sont les manifestations pour l'instant les plus extrêmes d'une réalité économique, politique, sociale et idéologique d'un monde post-moderne, peut-être post-historique, que dessinent les impératifs d'une volonté de puissance qui a fait du risque et de la catastrophe son vademecum, un monde où la catastrophe devient une sorte de propédeutique à une nouvelle aliénation humaine, et surtout à la mise en place de nouvelles formes de dominations, à l'élaboration de nouveaux dispositifs gestionnaires et experts. Dans ce monde, Fukushima et Tchernobyl sont des catastrophes politiques qui contiennent déjà les germes d'un nouvel ordre socio-politique fondé sur l'incertitude programmée et la responsabilité diluée dont la prolifération des «crises financières» constitue le paradigme. Un monde ou le risque est partagé par le plus grand nombre, la responsabilité assumée par personne. Ce n'est pas la technique ou la science qui sont devenues dangereuses ou risquées, ni la fin de l'homme ou le monde de la fin qui se profile, mais le risque et la menace de la fin qui contaminent et organisent l'idéologie nihiliste des nouvelles formes de domination. Pour y résister, la métaphysique et l'éthique n'y suffiront peut-être pas, pas plus d'ailleurs que les indignations technophobes, car les solutions seront bien politiques et techniques. Mais aussi démocratiques: s'il s'agit bien de la survie du monde pour tous et non pas de sa domination par quelques uns, il nous faudra inventer de nouvelles façons de connaître et d'agir ensemble, tenter d’ouvrir à nouveau l’avenir pour l’histoire.

Les centres de documentation dans les sciences sociales: des musées laboratoires aux digital humanities.


Communication présentée dans le cadre de la Journée d'étude en hommage à Jean Meyriat, le 11 octobre 2011, au CERI/SciencesPo, Paris
« Recherche et documentation en sciences humaines et sociales : nouvelles pratiques et nouveaux enjeux»

Mon propos ne sera pas précisément historique, ce que je vais tenter de mettre en évidence ici, c'est la spécificité de catégories documentaires rapportées à des configurations historiques particulières. Ce que j'appelle ici le « musée-laboratoire» – l'expression est  chez GH Rivière, qualifie également une démarche documentaire qui se met en place dans les années trente. Si je fais référence à distance aux Digital Humanities, j’envisage une notion qui n'est pas en fait précisément documentaire, du moins pas prioritairement. Je l’utilise ici pour pointer  de nouvelles façons d’envisager le rapport entre les SHS et l’univers numérique.
Ce que je voudrais éviter ici, c'est de tomber dans le piège des fausses continuités historiques, ou celui des reconstructions rétrospectives. Je ne chercherai pas dans les années trente une phase préalable, le moment d'une évolution qui conduirait aux développements récents, une sorte de moment-naissance ou de moment-origine. Pas plus que je chercherai dans les années trente, ce que certains spécialistes des sciences de l'information et de la communication espèrent y trouver, un moment fondateur, ou un temps des précurseurs.
S'il y a des similarités entre ces deux moments, celui des années trente, et le nôtre, c'est peut-être parce que ces deux moments sont des moments de transition, des moments de transformations des systèmes documentaires. Mon hypothèse et mon propos sont peut-être ambitieux mais je vais tenter le pari. Bien entendu je me concentre ici sur deux éléments: la documentation et les sciences sociales. Par ailleurs, en procédant de la sorte, j’ai bien conscience d’écarter délibérément toute analyse des développements et des évolutions et de laisser ainsi en suspens la question des lignes de continuité.

De la documentation
Je propose l'idée que l'émergence et le développement de la documentation dans les années trente a été une tentative de résoudre des problèmes de gestion et de traitement de l'information qui excédait en quelque sorte les systèmes institués alors qu’étaient d'une part les bibliothèques, de l'autre les archives et dans une certaine mesure les musées.
La notion de documentation se redéfinit et se restructure dans la première partie du XXe siècle pour tenter de faire face à la gestion et au classement de nouvelles formes de documentation et d'information dans deux domaines principalement: les sciences et l'industrie plus largement les activités économiques.

La deuxième partie du XIXe siècle est marquée par un développement important de ces deux domaines d'activités qui génèrent des formes inédites de documentation:
= imprimées: revues, brochures, prospectus, modes d'emploi, schémas;
= manuscrites: notes, dessins, graphiques, fiches.  

Cette énumération n'est nullement exhaustive. Il me semble que le classement et la gestion de cette documentation dépassaient les capacités des bibliothèques, soumises également à une augmentation de la production des livres et de l'imprimé, et des archives.

La notion de documentation, si je m'en réfère à la conception qui était celle du belge Paul Otlet, avait pour ambition de classer la forme et surtout le contenu du document. A cette fin, il avait imaginé un dispositif ambitieux de mise en fiches de l'information et son classement recourrait à une version revue et complétée de la Classification décimale universelle de Dewey.

La CDU était en quelque sorte le prolongement classificatoire de l'utopie universalisante de Paul Otlet qui avait esquissé le projet d'une cité mondiale et un Mundaneum, musée ou plus ambitieusement Palais de la connaissance universelle. Paul Otlet publie en 1934 son volumineux Traité de la documentation. Une grande partie de ses engagements documentaires se tournent alors vers les entreprises et les activités économiques Il publie notamment un Traité de documentation pour la chimie, pour les pharmaciens, les médecins, etc...

Mais la documentation ne se résume pas pour Paul Otlet à un ensemble plus ou mois cohérent ou disparates de documents, ce qui l'intéresse c'est moins la forme ou le support que les contenus qui dès lors concernent l'intégralité des supports, que ce soit le livre ou l'archive ou la documentation de manière générale. L'instrument de cette opération était la fiche, qui ne devait pas se limiter dans la conception d'Otlet à référencer l'objet, tel le livre mais également ses contenus (Encylcopédie documentaire). 


L'unité documentaire: le biblion

Je  cite Paul Otlet un peu longuement:
« partant d'une unité initiale, s'étendant à des grands d'unités de plus en plus étendus, embrassant finalement toutes les unités, existantes ou à réaliser, en une organisation envisageant à la base, l'entité documentaire collective des institutions, des administrations et des firmes: l'entité des organes spécialement consacrés au Livre et au Document, à l'ensemble ou quelqu'une de ces fonctions: Bureau, Institut, Rédactions des Publications, Bibliothèques, Offices de Documentation.»

Il définit  cette unité commune à toutes les formes et tous les supports comme le biblion, sorte d’atome ou de particule élémentaire de la documentation. Mais c’est un peu forcer le trait.

La diversité des supports: un système de télécommunication
Paul Otlet est aussi fasciné par la diversification des modes de communications et des supports de l'information. Dans un schéma esquissé sur du papier calque destiné  à illustrer son Encyclopédia Universalis, Otlet montre comment il pensait associer les différents «médias» de son temps, mentionnés également dans la citation dont je viens de vous faire part.
Ainsi à la fin du Traité de documentation, il suggère cette hypothèse optima, hypothèse qu'il juge «réaliste et concrète» : une Table de travail libérée de tous les livres : « A leur place se dresse un écran et à portée un téléphone. Là-bas au loin, dans un édifice immense, sont tous les livres et tous les renseignements, avec tout l'espace que requiert leur enregistrement et leur manutention, avec tout l'appareil de ses catalogues, bibliographies et index, avec toute la redistribution des données sur fiches, feuilles et en dossiers, avec le choix et la combinaison opérée par un personnel permanent bien qualifié. Le lieu d'enmmagasinement et de classement devient aussi unlieu de distribution, à distance avec ou sans fil, télévision ou télétaugraphie. De là on  fait apparaître sur l'écran la page à lire pour connaître les réponses aux questions posées par téléphone, avec ou sans fil.»
Nous avons bien là une structure d'échange et de circulation qui est le réseau organisé par une Convention internationale gérée par un Office mondial.
Le réseau universel de documentation prend place dans une organisation générale du travail intellectuel et celle-ci dans l'organisation mondiale elle-même. Ce réseau est un réseau de télécommunication

Une discipline : la sociologie
Dans la pensée de Paul Otlet, une discipline a une place particulière: la sociologie. Paul Otlet est membre de l'Institut international de sociologie Solvay. A cet égard il faut rappeler ici l'importance de l'Institut de sociologie Solvay créé à Bruxelles en 1902 qui était organisé autour de 4 axes: Cabinets de travail (technologie et géographie, statistique, histoire, anthropologie); groupes d'études; des publications, et un Service de documentation: lequel comprenait 1) le Répertoire bio-bibliographique et 2) l'Intermédiaire sociologique. C'est la Bibliothèque et le Service de documentation qui constituent alors le coeur des activités de l'Institut. Le Service de documentation se propose d'élaborer des répertoires en complément des bibliographies existantes, d'établir également un fichier des comptes rendus extrait des revues, et de constituer un répertoire biographique des sociologues contemporains. Le complément de ce dispositif de fichiers étant l'Intermédiaire sociologique, publié sous le patronage de l'Office International de Documentation et d'information pour les sciences sociales.
Ce dispositif pense et tente d'associer plusieurs idées: l'accumulation des connaissances, la diversité de supports, la multiplicité des sciences et leurs spécialisations. 

La documentation dans les nuages : les digital humanities
Le projet des Digital Humanities qui se met en place aujourd'hui dans un univers technologique très différent qui se caractérise à la fois par le tout numérique, le développement d'internet, et plus récemment le Web 3.0 dit web des données ou web des connaissances qui se déploie dans le cloud computing est confronté à des échelles très différentes à des problèmes similaires.

On assiste également depuis quelques années à un accroissement exponentiel spectaculaire des données, cet croissance est telle que l'idée même de la gestion de l'accumulation devient un problème en soi. En revanche, on pourrait en apparence penser que la gestion de la diversité des supports est réglée avec la grande conversion numérique. Mais d’autres problèmes liés notamment à l’incertitude sur la conservation ou la stabilité des documents ont surgi.
Le numérique a par ailleurs généré de nouveaux types de documents hypertexte, hypermedia, etc.. Tous les dispositifs bibliographiques et documentaires, et progressivement le contenu même des bibliothèques est soumis à cette conversion. 

De manière précise, l'émergence de la notion d'Humanités digitales pour franciser un peu Digital humanities n'est pas directement liée aux problèmes de la gestion de cette accumulation spectaculaire qui échappe à toute mesure. Mais il rejoint ces questions ou plutôt me semble-t-il les retravaille différemment. A l'origine si je m'en tient au Compagnion des Digital Humanities, cette notion renvoie à une formule différente et plus explicite qui était le lien entre les humanités et l'informatique.

L'expression anglo-saxonne est alors «the computer and the humanities», les humanités et l'informatique. L'expression désigne alors l'ensemble des expérimentations d'analyse textuelle et généralement lexicographique de corpus linguistiques ou textuels. Il s'agit donc exploitant les ressources informatiques encore limitées d'inventer de nouveaux dispositifs pour analyser des corpus  importants de ressources linguistiques. L'une des origines de ces expérimentations a été celle du père jésuite Roberto Busa qui a traité informatiquement tout le corpus des textes de Saint Thomas d'Acquin constitué à un moment où les textes eux-mêmes n'étaient pas encore numérisés. 

Les Humanités digitales se sont donc développées dans un créneau qui a été celui du traitement automatique des textes, celui aussi de l'édition électronique aujourd'hui numérique des textes. La constitution d'énormes ressources de textes numérisés confrontent les chercheurs à des problèmes nouveaux qui ne sont pas ou de moins en moins l'élaboration d'instruments de gestion de ces masses documentaires, mais leur lecture, leur analyse et leur interprétation. Ces nouveaux questionnements sont désormais possibles par la qualité et la précision de la numérisation. 

A ces ambitions d'édition et de critique textuelle, les Humanités digitales intègrent aujourd'hui d'autres éléments qui touchent plus largement aux données elles-mêmes, à leur circulation et leur conservation. Digital humanities est donc devenu un slogan, un «buzzword», qui s'efforce de mobiliser les sciences humaines et sociales autour de grands projets informatiques. 

Aujourd'hui en France, la formule est revendiquée dans un Manifeste des Digital humanities qui se propose de rassembler l'ensemble des chercheurs et des acteurs militant pour à une libre circulation des données  produites par la communauté scientifique. 
Ces orientations sont exprimées en particulier dans les points 9 et 10 de la charte.
« 9. Nous lançons un appel pour l’accès libre aux données et aux métadonnées. Celles-ci doivent être documentées et interopérables, autant techniquement que conceptuellement.
10. Nous sommes favorables à la diffusion, à la circulation et au libre enrichissement des méthodes, du code, des formats et des résultats de la recherche.»
Je n'ai pas le temps d'interroger plus avant ces projets mais il serait aisé et sans doute utile de les confronter à l'utopie universalisante de Paul Otlet.

D'ailleurs, les préoccupations et les propositions des acteurs des Digital Humanities  rejoignent d'autre problèmes auxquels s'est confronté Paul Otlet et qui me paraissent avoir été et être  nouveau aujourd'hui des problèmes de période de transition.

Ce sont quelques unes des dimensions de ces transitions que je voudrais esquisser pour terminer. 
L'univers numérique qui est désormais principalement le nôtre (ce qui ne signifie pas obligatoirement la disparition des autres formes de support) transforme non seulement nos modes de travail, nos savoir faire, etc.. mais aussi peut-être nos modes de penser. C'est l'hypothèse que font des chercheurs comme Bruno Bachimont qui propose de rendre compte des nouvelles façons de penser induite par les technologies numériques. Il oppose en particulier dans une étude très excitante l'idée d'une raison computationnelle fondée sur le calcul opposée ou distincte au moins de  la raison graphique fonde sur l’écriture analysée par Jack Goody. Celui-ci avait analysé dans un livre devenu un grand classique certaines transformations de la pensée produite par l’écriture. J’en retiens deux ici : la liste: qui permet d’énumérer; qui rassemble ce qui est dispersé, qui ouvre le classement et autorise les catégorisations. L’écriture fonde une raison classificatoire. L’autre élément, c’est le tableau: qui permet d’établir des rapports entre des unités à travers leur position. L’écriture fonde ici une raison systématique. Brunon Bachimont oppose à cette raison graphique  une autre logique induite par le numérique : à la liste s’oppose le programme qui permet de déterminer un parcours dans la masse des données ; le tableau désormais dynamique est remplacé par la structure complexe du réseau.
Je cite Bachimont : « La raison graphique a produit la raison classificatoire, la raison computationnelle  produit la pensée en réseau et le temps de la prévision.»
Tout cela est trop rapide, mais me permet de mettre en évidence une discontinuité entre des régimes documentaires qui se succèdent sans s’éliminer complètement.

Je reviens pour terminer à Paul Otlet. Il avait lui tenté de penser son projet documentaire dans une perspective similaire,  qui nous permettrait de proposer la formule de «raison documentaire».
Otlet pense non seulement la CDU comme un « langage nouveau» mais  la documentation comme une raison spécifique: on en trouve les éléments dans les lois «bibliologiques» qui régissent selon lui l'immense accroissement documentaire de son temps: je les reprend rapidement:  
a) il se constitue par les livres un véritable dédoublement  des esprits : le double de l'humanité» ;
b) ce double documentaire s'affranchit des auteurs eux-mêmes et produit des effets d'accumulation et d'abstraction,
c) partout dit-il enfin la condition humaine en est elle même «toute modifiée».

Mais une des limites me semble-t-il de la raison documentaire de Paul Otlet, c'est qu'elle ne s'émancipe pas véritablement du livre. La bibliographie dans son système demeure l'horizon documentaire et le répertoire bibliographique son instrument. Mais le livre chez Otlet n'est pas réduit à sa dimension matérielle habituelle car il pense également l'organisation du livre sur un support nouveau: le microfilm. Il évoque dans ses écrits les avantages du «livre microphotique» comme moyen de conservation durable de la pensée et de la connaissance.
Aujourd'hui dans le nuage informatique, le livre et le document sont profondément redéfinis, mais l'unité de référence ce n'est plus le biblion mais les données et les métadonnées.
Si le numérique transforme le livre, il ne le détruit pas. Avec la multiplication des tablettes de lecture, on peut même penser que le livra aura raison de l’ordinateur.

Archives et temps présent

Bertrand Müller

Communication présentée au colloque Temps présent et contemporanéité, Paris, 24-26 mars 2011

Archives et temps présent : considérations inactuelles

Notre héritage n’est précédé d’aucun testament

René Char, Feuillets d’Hypnos

Nous vivons une crise de l'historicisme, le présentisme qui est le nôtre, qui est pour suivre les propos de François Hartog notre «régime d'historicité», nous contraint de regarder autrement le contemporain. Souvent nous continuons à le penser de manière historiciste. Nous nous contentons de montrer comment les choses se sont passées alors que le projet d'une histoire du temps présent pourrait être une histoire des choses qui adviennent à l'histoire dans le présent ou telles quelles adviennent dans le présent.

Pour commencer et situer mon propos, voici deux citations, la première je l'emprunte à Giorgio Agamben. Dans le très beau chapitre de son livre Que reste-t-il d'Auschwitz?, Agamben interroge la relation du témoignage et de l'archive, dans une situation évidemment extrême qui est celle de l'Holocauste qui a été, vous le savez, non seulement extermination des corps et des témoins, mais aussi anéantissement complet des traces et de l'archive. Agamben écrit ceci dans le très beau chapitre où il traite de la relation entre l'archive et le témoignage :

« Le témoignage ne garantit pas la vérité factuelle de l'énoncé conservé dans l'archive, mais son inarchivabilité, son extériorité par rapport à l'archive, donc le fait qu'il échappe nécessairement - en tant qu'existence d'une langue - à la mémoire comme à l'oubli.»

A cette analyse de la situation extrême du témoin confronté à l'impossibilité de dire, et à l'historien confronté lui à l'anéantissement des archives, je voudrais de manière abrupte coller une autre citation évoquant une situation très différente. 

Je l'emprunte à un informaticien américain, Gordon Bell, qui travaille depuis une dizaine d'année à la réalisation d'un programme qu'il intitule Total Recall. Son ambition n'est peut-être pas si éloignée du propos du film éponyme de Paul Verhoeven qu'il ne cite pas. Elle vise à enregistrer la totalité des événements d'une vie et de les rendre accessible à tout moment par un «simple clic».

La citation un peu longue est la suivante:

« Selon moi, [c'est l'auteur qui parle évidemment], l'évolution de l'immortalité numérique passera par quatre étapes. La première consiste à numériser l'héritage de chacun; la deuxième, à compléter nos é-mémoires par de nouvelles sources numériques; la troisième sera d'atteindre l'immortalité «à double sens» – la capacité d'interagir avec un avatar qui répondra comme son  modèle le ferait; enfin, la quatrième étape sera la mise au point d'un avatar qui apprenne et évolue avec le temps, comme nous l'aurions fait de notre vivant.» J'ai été soulagé tout de même du commentaire de G. Bell qui pense que «cette dernière étape est plus fantaisiste.» (p. 198)

Je vais donc tenter un grand écart un peu périlleux pour thématiser mon propos sur l'archive et le temps présent, non pas le temps présent de manière générale mais d'abord le temps présent qui est le nôtre, qui s’inscrit de manières multiples depuis près d’un siècle sous le signe des catastrophes.

Mon propos ne sera pas méthodologique : j'écarte donc d'emblée les questions concernant les sources de l'histoire du temps présent. L'archive ne se confond d’ailleurs pas avec la source.

Mon propos sera partiellement inactuel : je ne vais pas réinvestir les questions qui ont marqué ces dernières années les débats sur les archives du temps présent, ni m'intéresser de près à la «crise actuelle des archives» et des archives mobilisées contre le programme idéologique d'une Maison de l'histoire.

Je cherche, en me plaçant dans des positions limites, à faire ressortir des éléments problématiques, ma perspective n'est pas empirique ni fondée sur des archives, elle est conceptuelle et fonctionnelle: c'est le concept et la fonction de l'archive que je souhaite atteindre. Peut-être serait-il plus prudent de parler ici au pluriel : les concepts et les fonctions. Le singulier induirait une idée, qui n'est pas mienne, d'un concept stabilisé, alors qu'il est complètement éclaté, et d'un processus sinon arrêté du moins régulé et contrôlé, alors que les bouleversements du numérique sont encore à venir.

Deux prémisses

Je voudrais fixer encore deux prémisses à mon intervention. La première pour situer le lieu d'où je parle qui est en quelque sorte préhistorique si je m'en réfère aux propos de Paul Ricoeur lorsqu'il définit dans La mémoire, l'histoire et l'oubli, l'archive comme le stade de l'entrée en écriture de l'histoire.

« Le moment de l'archive, c'est le moment de l'entrée en écriture de l'opération historiographique. […] L'archive est écriture; elles est lue, consultée. Aux archives l'historien de métier est un lecteur» (p. 209 édition poche)

Si je vais tenter de me tenir à ce point de la possible articulation entre archive et histoire, ce n'est pas ce lecteur que je vais interroger prioritairement.

Cela m'amène à ma deuxième prémisse. Nous devons tenter aujourd'hui de repenser la question de l'archive du temps présent par rapport au régime d'historicité qui est le nôtre, c'est-à-dire celui du présentisme comme l'a mis en évidence François Hartog.

Il se pourrait alors que la tâche de l’historien ne réside pas du côté du devoir de mémoire, mais d’un impératif d’archive. Il se pourrait dès lors que le travail de l’historien du temps présent soit en fait un travail d’archéologue.

Ces deux prémisses je crois nous invitent à déconstruire dans un premier temps le lien si fortement ancré entre histoire et archive. Ce lien il faut simplement en rappeler l'origine et la consolidation qui se fondent dans l’émergence de l'institution de l'histoire comme science et comme récit de l’aventure nationale, cette histoire, récit contrôlé de la mémoire nationale, s'est construite notamment sur des archives elles-mêmes historisées. Ce couplage s'est introduit dans la rupture révolutionnaire qui a ouvert une histoire nouvelle fondée sur une archive dont le sens est comme l'a bien pressenti Michelet une histoire pour l'avenir.

Archive et histoire

Histoire contemporaine, temps présent

C'est peu dire que ce lien depuis une trentaine d'années, est devenu problématique et que l'un des symptômes en a été précisément l'émergence de la notion d'histoire du temps présent qui s'est différenciée de l'histoire contemporaine. Celle-ci s'est construite dans une relation particulière aux archives. Une théorie archivistique - la théorie des trois âges - a fini d'ailleurs par en induire de facto une définition. En introduisant des délais de consultation fondés sur des critères temporels plus ou moins arbitraires conjuguant valeur «administrative» et valeur historique de l'archive.

L'archive historique est le résultat d'un processus qui épuise le document de sa durée administrative. Le contemporain de l'archive, de la mise en archive, processus qui prend également du temps, se détache dès lors du contemporain de l'histoire qui doit glaner ailleurs ses nourritures propres.

C’est au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale que se délite la relation longue de l’archive et de l’histoire nationale, lorsque, saisies par l’irruption de nouvelles masses documentaires et  de nouvelles demandes, les archives rompent avec la doctrine  traditionnelle qui les confinaient au domaine de l’administration publique. Elles s’ouvrent alors à l’enregistrement de fonds privés et en particulier des archives industrielles.

Ce moment a marqué une rupture importante dans le concept même des archives : puisqu’il marquait la fin de l’identification de la mémoire et de l’histoire de la nation à la mémoire et à l’histoire de l’Etat.  Pourtant, la rupture sera lente et ambiguë.

La loi de 1979 paraît la confirmer mais elle place surtout les archives devant un défi qui deviendra rapidement insurmontable : comment gérer les archives proliférantes de la nation en évitant dans le même temps l’éclatement du lieu, la dissolution du concept et le dérèglement des fonctions.

C’est aussi une rupture avec leur fonction traditionnelle, ou plutôt une effectuation : les archives réalisaient enfin une des fonctions fixées par la Révolution : archives de la nation (ou de la société) et non plus simplement de l’Etat, c’est-à-dire archives de et pour la nation, qui se concrétise notamment par l’ouverture – assez tardive tout de même – du Caran inauguré en 1988. Les archives étaient accessibles à un plus grand nombre puisque le Caran offraient des places nombreuses et des moyens modernes de communication des documents.

Ce mouvement a correspondu également à un nouveau moment, à une mutation profonde dans les archives, ouvrant une nouvelle fissure isolant les archives anciennes des archives contemporaines constamment fragilisées par l’inflation incessante de la production documentaire et de la diversification des supports matériels, confrontées ainsi à la multiplication des lieux de conservation  et à la délocalisation des archives nationales.

De l’histoire aux histoires, des archives à l’archive

On pourrait fixer encore autrement la relation problématique et paradoxale de l'archive et de l'histoire. L'historien allemand R. Koselleck avait repéré l'invention de l'histoire comme singulier collectif dans les tourmentes du moment révolutionnaire. Ce moment manifestait le basculement des sociétés occidentales dans un nouveau régime d'historicité, désigné précisément par l'élaboration au singulier d'une discipline et l'institutionnalisation des archives, ce pluriel désignant à la foi le lieu et le contenu.

Or la langue témoigne aujourd'hui encore à sa manière: Les années soixante-dix ont été marquées par une pluralisation de l'histoire ou un éclatement, crise toujours refoulée, qui a remis à jour le  pluriel, — non plus l’histoire mais les histoires, comme l’incarne une célébrissime collection.

Pendant ce temps, les archives à leur tour suivaient un chemin inverse et se singularisaient: Singulières archives, pour reprendre une formule judicieuse d'Etienne Annheim. L'archive l'emporte sur les archives. Autre symptôme ici encore d'une crise de la notion autant que de l'institution.

Il y a bien évidemment des spécificités aux crises de l'histoire, je parle ici de la discipline, et aux  crises des archives, je songe ici à l'institution, mais il y a aussi des points communs. En particulier, se dessine un horizon sur lequel se défait un lien qui a deux siècles, qui se défait alors que nous sommes pris dans un régime d’historicité présentiste. L’un des signes les plus forts est manifesté par le fait que l’archiviste aujourd'hui a changé ou change de métier. A l'ère de la «grande conversion numérique» (Milad Doueilhi), il est devenu, il devient un spécialiste de la gestion numérique de l'information. Ou encore pour paraphraser et contredire E. Le Roy Ladurie, c’est moins l’historien que l’archiviste qui est devenu programmeur. Ce changement témoigne d'une révolution de très grande ampleur, sans doute aussi importante que celle de l'imprimerie, mais plus profonde, plus rapide, plus dense, qui redéfinit un nouveau régime documentaire qui est à la fois numérique et surtout multimedia.

Je n'ai pas le temps de revenir sur les éléments de ces crises mais c'est bien l'hypothèse d'une séparation entre archives et histoire qu'il faut développer pour questionner aujourd'hui le rapport entre le temps présent et l'archive. En France, la force du lieu de formation des archivistes – l’Ecole des chartes – pèse sans doute plus lourd qu’ailleurs dans le maintien du lien entre histoire et archive. Mais il y a d’autres raisons que j’évoquerai dans le fil de mon intervention.

Le singulier de l’archive

Surgit ainsi une première interrogation que je vais développer : la mise au singulier de l’archive, processus récent qui s’est manifesté en partie hors de l’historiographie. Il s’agit d’un mouvement paradoxal car la singularisation de l’archive s’est manifestée de deux  manières : le singulier a occulté la prolifération continue de l’archive. D’autre part, la contraction du terme a oblitéré la délocalisation des archives, ou plus précisément leur exemption du lieu, et la multiplication des sites. L’archive est devenue un concept sans lieu. Sans lieu, l’archive est pourtant devenue foisonnante et surabondante.

Jacques Derrida dans un livre trop peu lu par les historiens, s’interrogeait sur le trouble de l’archive :

«Nous sommes en mal d’archive.», écrivait-il. Et ce mal, cette fièvre de l’archive s’est traduit par une sorte de «désir compulsif» : « n’avoir de cesse, interminablement de chercher l’archive là où elle se dérobe».

La mise en singulier  des archives n’a pas été un déplacement sémantique anodin. On doit se déplacement à Michel Foucault qui l’avait formulé dans L’archéologie du savoir.  L’archive au singulier – se différenciait à la fois de la «somme de tous les textes» conservés ainsi que «des institutions qui, dans une société donnée, permettent d’enregistrer et de conserver les discours dont on veut garder la mémoire et maintenir la libre disposition.» 

En extirpant ainsi l’archive des lieux et de la matérialité de leur contenu, en les dissociant de l’ensemble  des pratiques qui les avaient constituées comme telles, Foucault élargissait considérablement la notion pour définir l’archive comme «le système général de la formation et de la transformation des énoncés». L’archive, matériau de l’archéologie du savoir qu’il cherche à décrire, désigne «l’existence accumulée des discours», Le discours contient ainsi sa propre archive, qui se trouve définie par

les limites et la forme de la «dicibilité» (c’est-à-dire de quoi est-il possible de parler ?) et par

les limites et les formes de la conservation (c’est-à-dire quels sont les énoncés susceptibles de se maintenir?)

En ouvrant ainsi l’archive à «l’ensemble des discours effectivement prononcés», Foucault formulait d’autres usages possibles de l’archive, surtout d’autres interrogations à partir de l’archive elle-même, d’autres lectures de l’archive, l’archive peut ainsi se concevoir comme « un ensemble qui continue à fonctionner, à se transformer à travers l’histoire, à donner la possibilité d’apparaître à d’autres discours».

Foucault renvoyait également l’archive à l’une de ses fonctions première : l’archive comme arché, comme origine. Ce que J. Derrida formulait ainsi : l’archive comme assouvissement d’un «désir irrépressible de retour à l’origine, un mal du pays, une nostalgie du retour au lieu le plus archaïque du commencement absolu.»

Il faudrait en historien explorer plus ces questionnements philosophiques qui s’efforcent de saisir l’archive à son point ou son commencement ultime, à son croisement entre langue, discours et témoignage.

C’est bien le sens de l’inquiétude de G. Agamben lorsqu’il évoque l’inarchivabilité du témoignage, son extériorité à l’archive, à la mémoire et à l’oubli. La question de la destruction de l’archive, de son anéantissement est posée ici dans l’une de ses manifestations extrêmes : anéantir les corps, les témoignages, effacer les traces.

Elle est cependant  consubstantielle à l’archive tendue entre l’impératif de conservation qui est impératif de contrôle et de pouvoir – c’est notamment mais pas uniquement le cas des archives judiciaires — et un «mouvement infini de destruction radicale» (Derrida) qui menace enpermance l’archive.

Submergés par l’archive, nous sommes hantés par la perte de quelques documents, alors même que des destructions massives de toute nature frappent les archives. Notre présent nous invite à repenser l’archive sous cet angle de la catastrophe et de la destruction.

J’en retiens pour  ma part deux expressions.

D’une part, par le vide, celle de la destruction matérielle et symbolique volontaire, comme ce fut le cas de l’holocauste et de la plupart des génocides.

D’autre part, par le trop plein, la destruction de l’archive par son déferlement et en particulier son déferlement numérique. Notre présent produit des masses considérables de documents et de données vouées à une conservation aléatoire et éphémère. L’archive est devenue non seulement fragile et éphémère mais aussi ineffable.

Les expériences collectives du XXe siècle sont définitivement marquées par «la fabrication industrielle de cadavres» (Heidegger). Il est inutile et vain ici de reprendre la litanie des horreurs et des catastrophes, mais elles ne sont plus des «exceptions» ou pour le dire comme W. Benjamin nous devons considérer que l’« état d’exception» dans lequel nous vivons est désormais la règle.

Cette histoire-là  qui «surgit à l’instant du danger» (Benjmain), ne s’écrit pas à partir des archives, détruites, ou des traces annihilées,  mais à partir des charniers, des ruines, des résidus, des lambeaux, des déchets, des montages de débris entrelacés de corps brisés.

L’historien se fait désormais archéologue. Auschwitz est devenu un chantier de fouilles archéologiques ; ailleurs ce sont les corps que l’on exhume des charniers, les archives détruites en surface sont enfouies dans le sol ou gisent dans les décombres qui le jonchent.

La destruction de l’archive et l’aliénation du témoignage imposent un nouvel impératif qui n’est pas mémoriel mais archivistique, il se manifeste hors des archives desquelles ont été retirées les preuves des machines à tuer. La fouille et la collecte sont devenues  des instruments pour tenter de recoudre le tissu déchiré de l’histoire. Partout s’érigent des mémoriaux, des musées, qui sont aussi l’une des formes modernes des archives, archives incomplètes, fragmentées, percées, discontinues, mais archives de notre temps et pas seulement archives de l’administration.

Cet impératif s’inscrit d’ailleurs dans l’histoire du temps présent. En Afrique du Sud et ailleurs se multiplient les entreprises de (re)construction de l’archive : la collecte des témoignages des bourreaux et des victimes sont autant d’actes d’expiation et de réconciliations attendues que des opérations de mise en archive.

C’est peu dire que ces opérations redéfinissent en profondeur le concept et la fonction de l’archive. L’archive ainsi élaborée se placerait au plus près possible du point lui permettant «de s’emparer du souvenir, tel qu’il surgit à l’instant du danger» (W. Benjamin).

Ce n’est pas par hasard que la littérature, la fiction, les arts se sont emparés précisément de ces questions, de cette quête archéologique du présent.

Ce programme historiographique nous est proposé notamment par un archéologue, Laurent Olivier qui dans un livre magnifique écrit ceci : « le passé ne signifie plus rien ; il ne porte plus le présent. Ce qui reste du passé, dans ce présent qui est le nôtre, ce sont des ruines et des vestiges, des débris qu’on distingue mal des ordures. Notre temps, le temps de l’histoire, c’est désormais ici et maintenant ; autrement dit le présent : le lieu fondamental de l’archéologie.» (p. 130)

Dès lors le moment de la mise en archive, n’est peut-être pas l’entrée dans l’opération historiographique mais il en est un point d’accomplissement : construire l’archive serait une des modalités de notre rapport à l’histoire et à son présent, une modalité présentiste et non plus historiciste de l’archive.

Les lieux de l’archive : leur expansion dans l’univers numérique

L’archive au singulier, c’est aussi l’archive sans lieu, ou du moins l’archive transportée hors de ses lieux traditionnels : on décline toujours l’archive au pluriel lorsque l’on évoque les archives nationales, départementales, etc… Mais le hors lieu de l’archive a correspondu en même temps  à sa multiplication, à sa prolifération. Ce déferlement de l’archive s’est effectué en deux temps qui se sont recoupés.

La multiplication des lieux

Dans un premier temps déjà évoqué auparavant, c’est dans le confinement des lieux consacrés que s’est manifesté l’expansion documentaire. Ce sont les archives qui sont débordées de l’intérieur, notamment dès lors qu’elles ne se limitent plus à leur vocation première, arkhontique (Derrida), d’enregistrer et de sauvegarder les actes du pouvoir.

En ouvrant les archives à de nouvelles catégories d’archives, archives privées, archives industrielles, etc. les archives changent de fonction et s’exposent elles-mêmes à des défis rapidement insurmontables. Aussi longtemps que les archives se préoccupent de conserver des fonds de papier, le prolongement des rayonnages suffit bon an mal à contenir les arrivées massives d’une documentation déferlante.

Passe encore la gestion des imprimés s’ils sont ceux de l’imprimerie nationale, mais dès lors que les archives «sont, comme le précise la loi de 1979, «l’ensemble des documents  quels que soient leur date, leur forme ou leur support matériel, produits ou reçus par toute personne physique ou morale, et par tout service ou organisme public ou privé, dans l’exercice de leur activité », trois limites sont dépassées :

— la limite temporelle entre un document archaïque, ancien, et un document contemporain est gommée ;

— la limite formelle et matérielle sont également effacées, un document c’est aussi bien un rouleau, une feuille ou un registre, c’est aussi bien du parchemin, du papier, du marbre, du plastique, un cd ou un disque dur. (cf également Pomian, p. 164)

La conservation de documents transcrits sur des supports de plus en plus diversifiés et incompatibles dans leur matérialité et leur forme précisément pose de redoutables problèmes. La loi ne fixe aucune restriction à la définition du document, il n’est pas nécessairement trace écrite et imprimée, mais peut tout aussi bien être une ressource sonore et enregistrée ou encore visuelle. L’archive ne se réduit plus au texte. Aux archives l’historien n’est plus seulement un lecteur, il est également auditeur et spectateur.

Proliférantes archives

D’une certaine manière, la loi très extensive de  1979 préfigure déjà la dissolution du concept d’archive alors qu’elle avait vocation à asseoir sa fonction d’archives de la société.

De l’Etat à la société, le transfert ne s’est pas fait sans effet : les archives ont quitté le ministère de l’intérieur pour rejoindre la culture, elles se sont patrimonialisées et culturalisées.

Cependant la société résiste à cette mise en archive ou la prolonge hors les murs, c’est selon. La multiplication des lieux privés, le développement des archives orales, ou encore la prolifération des «archives personnelles», sont des manifestations de ces débordements de l’archive. Elle excède ses lieux traditionnels, les abandonne et foisonne dans des lieux multiples. L’archive s’ouvre à toutes les écritures ordinaires, correspondances, journaux intimes, mémoires, autobiographies, profuse encore dans le flot des entretiens et des confidences, saisi les pratiques ordinaires et les expériences quotidienne, s’empare de l’infra-ordinaire (Ph. Artières).

Curieux parcours d’ailleurs que celui de cette contre-source un temps auto-suffisante et depuis banalisée par son entrée en histoire. Et qui est devenue une source ordinaire à l’image des sources judiciaires.

L’archive est ainsi traversée par une tension nouvelle entre culture et gestion. Loin de se banaliser, l’archive, réinvestie d’une nouvelle symbolique  assume son statut de bien culturel, elle vaut moins par l’originalité de ses contenus que par son existence même, en tant que telle, en tant qu’objet, voire en tant qu’objet d’art. L’archive est devenue objet d’exposition, de document elle est redevenue monument, comme le souligne Ph. Artières.

D’autre part, et le phénomène a précédé la numérisation des archives, en tant que pratique, l’archivistique est devenue une science de la gestion, du records management, théorisée et mise en pratique déjà à partir des années 1960 aux Etats Unis notamment. Passage manqué en France et ailleurs, à un moment ou pourtant, un archiviste, Yves Perotin théorisait la notion des âges de l’archive : ouverture ou détour vers un autre concept archivistique. A l’ère du numérique, archiver, c’est désormais gérer les conditions techniques, économiques et politiques qui permettront d’assurer l’usage  d’une production exponentielle de données vouées à une obsolescence de plus en plus rapide et dont on ne maîtrise plus la durée : archiver c’est faire en d’autres termes de la gestion électronique de documents.

L’archive dissoute

La grande conversion numérique sera précisément le deuxième temps de ma réflexion sur l’éclatement des lieux de l’archive. Les bouleversements provoqués par la dématérialisation de l’archive ne sont pourtant pas inédits. Le premier tiers du XXe siècle avait déjà connu sa crise «documentaire» et nourri les passions de tous ordres pour le document et la documentation. Des photographes aux écrivains surréalistes, des bibliothécaires aux ethnologues, nombreuses sont les initiatives qui tentent de faire émerger un concept et une organisation de la documentation susceptible de gérer les masses documentaires de plus en plus considérables produites notamment par les industries ou les sciences. Mais la documentation échappe à l’archive, comme elle échappe à la bibliothèque, aujourd’hui toutefois, à l’ère de l’information et de la communication numérisée et généralisée, elle prend sa revanche.

Les dimensions de la révolution numérique sur les archives ne peuvent être contenues dans mes propos. J’insiste simplement sur trois aspects.

a) Document

La définition du document. La loi de 1979 définissait le document comme un sémiophore (Pomian) : signes inscrits, imprimés sur  un support.

Le document numérique pulvérise cette définition de deux  manières :

1) D’abord il déplace son centre de gravité,  du producteur  au lecteur. Lecteur qui, pour le lire, doit le recréer (souvent à son insu) à partir des données et des métadonnées qui le constituent. Il n’existe plus comme signe ou comme support mais comme structure (langage informatique), comme forme (ensemble des données organisées selon une structure stable), comme signe (texte, image ou son analysable) et enfin comme medium (trace des relations sociales reconstruites par les dispositifs informatiques).

2) En second lieu, le document en particulier le document hypertexte, est son propre fonds, il contient les liens avec d’autres documents de forme différente, et il contient également les différents médias sonores, visuels, qui le composent.

La confusion entretenue entre conversion numérique et production numérisée n’a pas facilité l’appréhension du concept nouveau d’archive ni celui de sa prolifération sur le net. Notre modernité ne produit plus des kilomètres de papiers qui encombrent des centres d'archives toujours trop à l'étroit, mais des teraoctets d'informations de toute nature qui circulent sur des réseaux et s’arrêtent parfois sur des serveurs. Structure complexe le document peut ainsi se retrouver lui-même dispersé en plusieurs morceaux sur le réseau informatique.

Mais comment comprendre le concept même d’archive du net ? Théoriquement, rien n’est effaçable qui a été inscrit sur le réseau, autrement dit le net est sa propre archive. Cependant, paradoxalement si tout est conservé ou sauvegardé sur le net, tout n’est pas archivé et ce qui l’est – ou doit l’être – ce sont moins les données elles-mêmes que les métadonnées et surtout la totalité des recherches et des parcours que chacun nous faisons sur la toile.

Ce qui est ainsi archivé ce n’est pas le fonds mais l’index des recherches, plus précisément l’agrégat des transactions entre les demandes de recherches et les sites webs visités qui créent une trace d’historicité ; l’archive se redéfinit, elle n’est plus passive, mais activée en permanence par son association à la navigation et à la recherche de l’instant. Mais surtout elle est une archive autre, non pas le site improbable de toutes les archives mais d’abord celui des «souvenirs d’une mémoire de l’identité numérique» (Douehi).

Archiver l’index n’est pas un geste de mise en archive, ou plutôt c’est un geste qui déplace la fonction de l’archive: c’est d’abord une volonté de conserver ce qui est essentiel aux yeux de l’univers numérique, c’est-à-dire les données qui permettent de mesurer les consommations numériques et d’affiner les stratégies commerciales. Dans cette perspective, sauvegarder n’est pas conserver de manière pérenne, c’est assurer les conditions de production de nouvelles données qui seront commercialisées.

Deux autres traits caractérisent les archives du net. D’une part, l’extraordinaire pauvreté des traces conservées de sa propre histoire et de l’histoire de l’informatique. D’autre part, le net est encombré d’archives «orphelines» produites en particulier par les changements incessants des logiciels et des formats, il est saturé de pages blanches, témoignages dérisoires de recherches inabouties, interrompues, tronquées. Produisant des quantités colossales de données, le net ne conservent finalement qu’une mémoire partielle, tronquée, fragmentaire et surtout fragile, menacée par les catastrophes électroniques. C’est aussi le concept même de l’archive qui s’en trouvera altéré.

b) Présentisme des archives, le temps du net

La conservation sur des serveurs des données du web introduit une nouvelle temporalité dans l’archive. Archiver, classiquement, signifiait un geste de mise à part, l’archive se constitue à partir de son enregistrement dans un centre de conservation. Cette mise à distance géographique est aussi une mise à distance temporelle.

Désormais, les serveurs contiennent les données et les conservent en permanence en les réactualisant aussi en permanence. L’archive numérique est présentiste, parce que toujours là, toujours virtuellement disponible, la conservation lui assure une sorte de survie bio-électronique, la sauvegarde lui assure sa régénération et son actualisation, seul l’archivage lui est fatal, car elle se trouve ainsi hors circuits abandonnée dans les cimetières informatiques rapidement obsolètes.

Que faut-il entendre par archiver sur le net, ou sur un système informatique ce qui revient presque au même aujourd’hui tant la connexion individuelle des ordinateurs s’est généralisée ? Les opérations numériques ne sont pas identiques entre conserver, sauvegarder ou archiver. Ce lexique colle curieusement d’ailleurs avec le vocabulaire patrimonial.

Conserver, c’est garder une copie d’un document dans sa dernière version. Tant que la mise à jour est effectuée, le document demeure utilisable.

Sauvegarder, est une opération plus subtile, car non seulement, le document est conservé mais les étapes successives de ses transformations le sont aussi.

Archiver: c’est conserver une version définitive et la figer. Elle est alors rapidement menacée d’être transformée en ruine électronique par l’obsolescence informatique.

Ces trois modalités de la conservation induisent des conceptions différentes du temps : s’y joue notamment deux catégories temporelles : actualisation qui inscrit les documents dans un fil de temps propre, c’est le temps de la sauvegarde incrémentielle notamment. L’autre catégorie est le temps de rétention : c’est-à-dire le temps pendant lequel les données sauvegardées sont conservées sans être altérées. Ainsi le temps de rétention définit le passage de la sauvegarde à l’archivage.

Je n’ai pas le temps de développer plus. Ce qui me préoccupe ici c’est de mettre en évidence d’une part la temporalité propre du net composé de temporalités spécifiques qui n’est pas encore une historicité, celles-ci ont des conséquences sur le document et l’archivage. D’autre part, l’ensemble du système fonctionne dans un éternel présentisme ou  plus exactement dans un présentisme maintenu. Les données sont toujours présentes, le net se transforme mais efface aussi les traces de ses transformations en se réactualisant en permanence.

Nous sommes ici dans une autre dimension de l’archive, dont le concept doit encore être défini, mais qui n’est plus celui de la trace, du témoignage, ni non plus du document, mais peut-être celui de l’empreinte ou de l’inscription. Ce sont pourtant les archives avec lesquelles les historiens devront composer et composent déjà.

c) Les archives totales, archives totalitaires…

Le dernier développement pourrait renouer avec certains de mes propos initiaux.

L’expérience d’autoarchivage de Gordon Bell a une double dimension naïve et totalitaire. L’idée de conserver des documents de tous les actes de la vie, de les produire à l’infini, autorisé aujourd’hui en apparence par la multiplication des technologies numériques n’est à dire vrai pas un acte d’archivage, mais une compilation, une création surtout, et une accumulation obsessionnelles de documents insignifiants parce que non discriminés, non sélectionnés, non hiérarchisés, enregistrés dans des mémoires électroniques.  Ici le fantasme n’est pas la mémoire, mais l’oubli. Ne rien oublier de sa vie en ne se souvenant de rien. On pense évidemment à la nouvelle de Borghes. Mais la mémoire inaltérable de Funès n’était qu’un tas d’ordures, et âgé de 19 ans, il était pourtant si vieux de toutes les mémoires du monde.

Mais on ne peut pas ne pas songer aussi aux possibilités de contrôle social et aux dérives totalitaires de telles utopies, naïves si elles n’étaient soutenues par des financements importants. 

L’archive totale n’est d’ailleurs pas un concept du net, mais un concept développé par des archivistes canadiens. Le concept qui a émergé dans les années 1970 n’est donc pas très récent et nullement marqué par la numérisation, mais par la complexification de la gestion des documents administratifs et de la multiplication des archives «non institutionnelles». Ici encore difficile de résumer le débat sur une notion comprise d’ailleurs très diversement mais qui attribue aux archives publiques la tâche de conserver tous les documents quelque soit le support, tous les medias, et la provenance, publique ou privée. Le concept a mis en évidence l’une des tensions majeures des archives contemporaines entre le record management, qui inscrit le document dans l’archive dès sa création, et une gestion historique des archives qui ne parvient plus à organiser la déferlement des supports, des provenances et des quantités.

Toutefois le concept d’archives totales se construit et se développe dans des directions nettement plus inquiétantes : l’accumulation de données bio-métriques de toute nature, l’accumulation à notre insu de données compilées par l’économie de l’information, l’enregistrement de nos mouvements et de nos positions en permanence par les gps insérés dans nos téléphones portables. Et tant d’autres opérations de grande envergure qui redéfinissent une nouvelle archive adéquate aux nouvelles formes du pouvoir. Rappel important aussi de la fonction première arkontique de l’archive.

Conclusion

L’impératif d’archive n’est pas seulement celui des victimes et des exclus pour lesquels s’imposent un devoir d’archive, il l’est aussi celui de consigner par la parole le geste et les mécanismes de l’oppression, de la terreur et de l’anéantissement. C’est un horizon pour l’instant indépassable de notre présent. C’est un impératif qui se pose à l’historien et qui redéfinit la relation entre l’historien et l’archiviste.

Par ailleurs, la conversion  numérique a bouleversé le régime documentaire qui a été le nôtre, même sous des formes différentes, depuis l’invention de l’imprimerie. L’archiviste a été l’un des pôles de ce régime documentaire qui a abouti à la création des systèmes d’archives qui ont prévalu depuis le XIXe siècle. Le nouveau régime numérique bouleverse l’ensemble des pratiques, des savoir-faire, des modes de communiquer et d’informer aujourd’hui, mais aussi de contrôler et de gouverner.

 Cependant la numéricité ne nous éloigne pas du temps des catastrophes qui sont celles de l’archive, vie éphémère des supports, incompatiblités des systèmes, insignifiance des données, impermance du net.

Une nouvelle tâche se dessine ainsi pour l’archiviste du temps présent.

Elle est triple.

D’abord, l’archiviste peut apporter une contribution décisive pour définir un nouveau concept de l’archive distinct du record management. Plus que l’enregistrement et le traitement systématique illusoire des masses documentaires, c’est l’évaluation et la sélection (appraisal) des documents que nous voulons transmettre au futures générations qui est l’enjeu. L’essentiel est ce que nous voulons transmettre, et pour cette tâche difficile mais passionnante, nous devons nous affranchir du présentisme qui est le nôtre, nous libérer de notre peur du futur qui nous conduit à ne rien vouloir détruire, alors que de toute manière les destructions volontaires ou involontaires sont massives. Les incertitudes du numérique ne nous protégerons finalement ni plus ni moins que l’apparente durabilité du papier des catastrophes archivistiques.

Une deuxième tâche consiste à élaborer de nouveaux instruments de recherche, de consultation, de lecture, de traitement des archives numériques ou numérisées, autorisant «une construction contextuelle, fondée sur des compétences et des pratiques numériques». Il faut songer à inventer un cyberarchiviste, qui ne sera pas nécessairement un avatar numérique mais qui pourrait l’être, pour assurer un accès et une consultation démocratique des archives affranchis de toute contrainte économique.

Une troisième tâche, qu’il devra partager avec d’autres, sera de proposer des instruments critiques qui pourront garantir l’exercice d’une vigilance citoyenne sur tout programme d’archives totales, individuelle, collective, ou hippocratique qui s’ouvre désormais comme un nouvel horizon de la maîtrise du monde.

Toutefois pour développer ces tâches nous devons revoir notre concept d’archive, accepter comme le suggérait Jacques Derrida « un grand remuement de notre archive conceptuelle», prendre très au sérieux aussi cette suggestion qui était la sienne d’envisager « L’archive comme une question de l’avenir.»

L’archivistique en ce sens pourrait se redéfinir comme un art de la mémoire et l’archiviste un nouveau mémorialiste de notre temps.

Powered by Qumana